Reconsidérer la richesse

, par  Marie-Odile NOVELLI , popularité : 0%

DE QUELLES RICHESSES AVONS NOUS BESOIN ? Patrick Viveret nous appelle à une forme de révolution mentale, philosophique, éthique.

[ voir aussi : ethique et politique :http://www.monovelli.net/spip.php?article1452]

Conférence de Patrick Viveret* philosophe et ancien magistrat à la Cour des Compte

- Pourquoi la vie est passionnante ?
Patrick Viveret,* explique pourquoi il est temps de reconsidérer la richesse et de réinventer une mondialisé.
(Compte rendu de Pascale Sevault-Desnos. Cet article du tout début des années 2000 ans est d’une rare actualité).

Une vision originale et inédite de la mondialité

Nous vivons des mutations profondes qui nécessitent un accompagnement politique, à la hauteur de ces bouleversements : défis écologiques, changements de rapports au territoire, transformations sociétales et identitaires, révolutions scientifiques.
Ceci nous conduit nécessairement vers des questionnements de type éthique, culturel, mental, voire spirituel.
Les gouvernances doivent les prendre en compte : à défaut, nous risquons les pertes de repères, son cortège de replis identitaires ou même la sortie de route.

Notre besoin de 3 planètes

La question écologique, encore aujourd’hui, réservée à quelques spécialistes, demeure éloignée de notre paysage mental... Or, l’urgence est là et nous ne pourrons plus poursuivre durablement le voyage de l’humanité, sans changer nos comportements, immédiatement. Pourtant, les indicateurs existent et sont connus : pour simplifier, si nous restons sur les mêmes modes de fonctionnement, et sans même considérer les pays émergeants, il nous faudra plus de trois planètes pour répondre à nos besoins, à terme. Au delà de ses progrès, la modernité a ainsi « chosifié » notre rapport à la nature, dans une logique de possession.

Au coeur des transformations

Les mutations géopolitiques - effondrement de l’empire soviétique et transformation des rapports bipolaires-, les mutations informationnelles qui ont construit un territoire planétaire virtuel et accru la proximité, bouleversent notre rapport au territoire et nos équilibres politiques et économiques antérieurs. Nous connaissons une transformation plus radicale encore qui est celle de la révolution du vivant, puisque l’humanité est en train d’acquérir la maîtrise de sa « propre production »… plus que jamais, la formule de Rabelais « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » est d’une acuité sensible. Plus que jamais, nous sommes comptables de nos propres actions. Avec ces transformations majeures, on comprend mieux pourquoi il faut donner aux collectivités humaines le moyen d’accompagner ces mutations pour éviter des replis mécanistes et régressifs.

Les 3 enjeux de notre monde

Les enjeux sont désormais très fortement politiques, dans son sens le plus noble. Il nous faut répondre à ces 3 questions :

• qu’allons-nous faire de notre planète ?
• qu’allons-nous faire de notre espèce ?
• qu’allons-nous faire de notre vie ?

Vivre, gouverner, penser autrement

Ceci nous conduit naturellement à la définition même du travail et au passage de « que faisons-nous dans la vie ? » à « que faisons-nous de notre vie ? ». Cette question renvoie au temps de travail où les enjeux qualitatifs prennent une importance jamais égalée. Le temps de travail s’est considérablement amoindri pour ne représenter, aujourd’hui, dans nos contrées occidentales, que 10% du temps de vie. C’est un vrai bouleversement pour des sociétés qui sont économiquement, socialement, politiquement, mentalement et culturellement construites et organisées autour du travail. La protection sociale finance 100% du temps de vie par des mécanismes qui jouent sur 10% de ce temps. Cette mutation est également bouleversante, d’un point de vue identitaire, à titre individuel et collectif. De fait, la gouvernance se trouve désemparée car elle ne dispose que des langages antérieurs, issues de la reconstruction d’après guerre, dont l’objectif immédiat tendait vers la reconstruction industrielle. Ils ne prennent pas en compte ces mutations, inexistantes à l’époque. Or, nous sommes à un carrefour critique de notre histoire, qui doit mettre ces transformations, au cœur du débat public. Ceci va au-delà des seuls discours sur le libéralisme. Même remarque avec le spirituel. Dans quelle mesure les grands faits religieux nous permettent l’accès à cette mutation spirituelle dont nous avons besoins, sans nous enfermer dans une régression antérieure ? La captation du sens, tout comme celle de la richesse et du pouvoir peut tout autant faire des ravages.

Une partie des anciens diplômés d’HEC, Polytechnique et de l’ENA avaient répondu présent...

Changer de posture individuelle et collective

Notre espèce est jeune mais elle risque, sans transformation radicale, au mieux une régression majeure et au pire, la « mortalité infantile ». Elle peut aussi ouvrir une nouvelle époque par « une qualité de conscience et une qualité de confiance ». L’amour, dans son sens le plus large –rapports à nous-même, à autrui, à l’univers- devient l’un des enjeux majeurs à notre capacité à répondre aux mutations évoquées. Nous n’avons plus de vie intérieure, spirituelle ; autrui est un rival menaçant ; nous avons coupé les liens avec la nature. Le changement de posture va consister à rétablir cette triple communication. De tout temps, le politique s’est occupé de la violence interhumaine sur une modalité d’externalisation des passions agressives : la pacification ou civilisation de communautés à l’intérieur passe par la décharge de l’agressivité, à l’extérieur, sur des personnes jugées dangereuses. C’est le rapport d’adversité à l’extérieur, qui a construit pendant des millénaires, la communauté politique. La mondialité change complètement la donne. La barbarie reste toujours le problème à résoudre pour le politique. Mais cette barbarie est intérieure à l’humanité elle-même et elle peut prendre des formes multiples. Si on occulte cette barbarie intérieure, elle revient comme un boomerang. Construire la mondialité comme un sujet positif de sa propre histoire, c’est s’attaquer à la question de sa propre inhumanité, à sa barbarie intérieure. Cela bouleverse complètement la nature du champ d’intervention politique.

Les enjeux du ministère politique

Traiter au coeur la mention d’inhumanité, aujourd’hui, c’est passer du pouvoir comme volonté de puissance dominatrice, au pouvoir comme capacité de catalyse créatrice de collectivités humaine, que ce soit de l’ordre politique ou économique. Démilitariser la lutte pour le pouvoir est incontestablement un élément pacificateur qui représente un progrès. Mais on voit bien, dans le même temps que cela ne suffit pas. Il faut changer la nature même du rapport au pouvoir. Pouvoir de - créatif- ou pouvoir sur - dominateur- change complètement la perspective et la sémantique pour nous aider à réfléchir.
La mondialité nous amène à penser un autre rapport au politique et à remettre au coeur du débat, une très vieille question : celle de la sagesse. Les traditions de sagesse et de spiritualité, quelques soient leurs différences, ne cessent de nous dire que la barbarie n’est pas extérieure mais intérieure. Cela oblige à repenser la question du rapport entre politique et sagesse. Dans le contexte, la sagesse s’entend, non pas comme une modalité ascétique mais comme la recherche du bonheur et de la joie de vivre. Le bonheur comme art de vivre, comme capacité à être intensément présent à ce trajet de vie, ce qui évidement nous éloigne du verbe avoir, notre credo temporel. De fait, il s’agit de passer de la tension à l’attention. Pour ce faire, notre rapport à la richesse et à la vie elle-même doit évoluer.

Reconsidérer la nature de la richesse

L’origine sémantique de la richesse vient de puissance (rich). Puissance et pouvoir ont la même ambivalence : puissance dominatrice ou puissance créatrice ? La richesse se démultiplie si nous créons les conditions d’une capacité d’énergie créatrice (Bergson). A l’inverse, la richesse est un capital mort (capter/ stocker), si elle ne permet pas au potentiel de richesse d’autres êtres humains, d’être en situation de s’actualiser. Ce passage nécessite d’avoir un autre rapport fondamental à la richesse mais aussi, une autre façon de nommer, voire de compter la richesse, enjeu essentiel dans le contexte international actuel. Cette analyse a été l’objet de la mission « reconsidérer la richesse » pour le gouvernement français. C’est également la raison des difficultés rencontrées, car ce rapport a bouleversé le paysage, non seulement économique mais politique et mental. « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d’ échapper aux idées anciennes » (Keynes).

Nous ne pouvons plus nommer et compter la richesse comme nous l’avons fait dans la dernière période historique. L’essentiel des comptes de la richesse ont été pensé, conçu et fabriqué pour valoriser la richesse de nature industrielle, pour des raisons très compréhensibles, à cette époque de reconstruction post seconde guerre mondiale. Il s’agissait de remettre l’ensemble des collectivités en situation dynamique. C’était les contes sous-tendus par les comptes de l’époque.

Ce récit, ne convient plus pour résoudre nos complexités actuelles. Par exemple, l’enjeu écologique, absent lors de la reconstruction, est aujourd’hui un sujet qui relève de l’urgence. Or, nos systèmes comptables, non seulement ne prennent pas en compte la réalité du défi écologique, mais nous raconte une histoire inverse de celle de la réalité de ce défi. Prenons pour exemple le « paradoxe de l’Erika » : dans le contexte, du stricte point de vue de nos systèmes comptables nationaux et internationaux, en particulier l’agrégat du PIB, le « bon élève » de la croissance devient la catastrophe de l’Erika. A l’inverse, les bénévoles qui ont dépollué les plages ont fait baisser la richesse nationale… et d’une manière générale, le bénévolat est une atteinte dangereuse à notre croissance. Nos systèmes de dénomination et comptabilisation de richesse ne s’intéressent pas à la nature des activités, mais uniquement aux flux et valeurs ajoutées monétaires, générés par ces activités. De fait, une catastrophe, une crise, une guerre… deviennent des facteurs de création de richesse. Ceci explique pourquoi Meryl Lynch commente la Louisiane comme un événement pas mauvais pour le PIB des Etats-Unis.

Le PIB a un champ de pertinence relatif. Si nous voulons intégrer les défis nouveaux que sont l’écologie et l’ensemble de nos évolutions anthropologiques (sanitaires, sociales…), il nous faut compléter nos outils d’analyse et de comptabilité avec des indicateurs qualitatifs, qui par ailleurs existent, mais à titre informatif seulement.

« Nous regardons ailleurs alors que la maison brûle » disait notre Président Jacques Chirac récemment.

La comptabilité privée, à certains égard, a au moins l’avantage d’être une comptabilité de patrimoine. Le manager peut connaître l’évolution temporelle de son patrimoine et agir en conséquence. Pas la comptabilité publique, car il n’y a pas de soustraction… Tout flux monétaire sera compté positivement, fut-il le fruit d’une catastrophe. La stratégie positive et alternative consisterait à prendre en compte la batterie d’indicateurs qualitatifs pour changer notre représentation de la richesse. Cette batterie existe et son champ de pertinence est reconnu mais de manière non consolidée.

Un nouveau regard de notre rapport à la vie
Si l’on considère le rapport au pouvoir comme une condition de l’émergence de l’humanité comme sujet positif et politique de sa propre histoire, il doit nécessairement intégrer un nouveau regard à la vie et au temps de vie. Nos grands maux actuels sont également caractérisés par un dérèglement fondamental par rapport au temps. Si le temps, c’est le l’argent, l’argent n’a de fonctions émotionnelles positives qu’en tant que promesse d’un bonheur à venir ; soit parce que l’argent va permettre un temps à venir mieux protégé ou encore, permettre d’accéder à un désir supposé. Au nom de cette promesse, nous nous interdisons de vivre le temps présent, en terme de bonheur. Courses, compétitions, stress… sont des temps morts, au regard de la promesse « bonheur ». Les grands dérèglements du rapport à la monnaie viennent du fait qu’elle est fétichisée (Smith) ; de moyen, elle devient fin. Les rapports déréglés à la richesse et au pouvoir sont en fait des rapports déréglés au temps. Sur ce point également, les traditions de sagesse ont quelque chose à dire, et pas seulement sur le plan individuel mais également collectif. Le cœur du problème de « mal être mondial », n’est pas lié au problème de rareté mais du mal de vivre (Nations Unis). Par exemple, 50 Mds de $ par an suffiraient à éradiquer les problèmes de famine, d’eau potable, de maladies curables… qui génèrent 8 millions de mortalité évitables par an. Que dire de ce chiffre, lorsqu’on le rapproche des 500.000 Mds de $ issus du marché publicitaire, ou encore, des 1.000 Mds de $, de l’industrie de l’armement… Autres indicateurs chiffrés qui incitent à la réflexion : la fortune personnelle de 3 personnes correspond au PIB cumulé de 48 pays ; la fortune personnelle de 225 personnes représente les revenus annuels cumulés de 2,5 Mds d’êtres humains (source ONU).

Ces constats révèlent des dérèglements qui ont des conséquences dramatiques en terme de mal-être d’une grande partie de notre humanité. Les propositions du politique sont essentiellement basées sur des politiques de « rattrapage ». Cette attitude donne l’impression qu’il y a erreur de diagnostique et erreur de protocole. La vraie réflexion serait de construire une politique d’accompagnement du trajet de vie, de passage du travail à l’œuvre. L’un des moyens consisterait à réintégrer, au cœur du politique, l’ensemble des éléments de connaissances pluri-disciplinaires.

Gandhi disait "il y a suffisamment de ressources sur cette planète pour répondre aux besoins de tous. En revanche, il n’y en a pas assez, s’il s’agit de satisfaire le désir de possession de chacun."

Patrick Viveret répond aux questions de la salle après son exposé.

Pascale Sevault-Desnos

L’initiative « Rencontres avec des hommes remarquables »

Elle a pour vocation de mieux faire connaître des personnalités dont la recherche et le parcours d’hommes sont dignes d’attention et porteurs de valeurs humaines. Ces intervenants sont, par définition, multiples et rattachés à des univers très différents : la science (Trinh Xuan Thuan, astrophysicien, le 12 Janvier), la psychologie et la médecine (B.Cyrulnik-D.Servan Schreiber, le 11 avril), et pour le futur, l’économie, la philosophie, le spirituel dans son sens le plus large etc.… Les intervenants sont choisis, avec un souci de diversité, pour l’originalité de leurs pensées, leurs travaux de recherches et leurs écrits. Pour chacun, l’homme est au cœur de leur démarche de réflexion.
Cette action est initiée et portée par quatre personnes : Pascale Sevault-Desnos, Jean-Marc Sevault (H76), Michel Tardieu (H66- Président du Groupement HEC Solidarité et Action Humanitaire), Jean-Marc Audan.
Les associations des 3 écoles citées ont souscrit à l’intérêt de cette démarche en s’associant aux diffusions de ces conférences auprès de leur propre public de diplômés.
Tous les organisateurs de l’équipe sont bénévoles. Ils ont souhaité, dès le départ, mettre à disposition les économies engendrées par ces conférences au service de programmes humanitaires selon des règles de gestion très précises : 
- 50% vers les programmes humanitaires, portés par l’Association Karuna
- 50% pour d’autres associations humanitaires librement choisies par les personnalités qui interviennent.
Karuna est une association humanitaire, loi 1901, statuts déposés en septembre 2004, affirmant son caractère apolitique et non confessionnel. Cette association permet de contribuer, à sa modeste échelle, au financement sur le terrain, de centres de santé, hôpitaux, infrastructures…dont s’occupe personnellement Matthieu Ricard, avec une remarquable efficacité (moins de 1% de frais de gestion pour l’ensemble de ses 30 programmes d’action). 


Pour tout contact :
info chez hommesremarquables.com


* Cette conférence date de quelques années mais est particulièrement d’actualité.